Dans l'immensité de l'espace, à partir d'où y a-t-il lieu, y a-t-il site ?
Les frontières - physiques, culturelles, métaphoriques - aident à cerner l'informe de la matière spatiale : elles nous permettent de saisir par l'esprit un morceau de monde qui resterait autrement difficilement pénétrable et compréhensible. Le lieu est de cet ordre, lorsqu'une quantité d'espace se trouve délimitée par des paramètres propres aux activités des groupes humains. Une aire climatique, un État organisé selon un régime politique, un nom de rue, un bar de quartier, une école... L'espace est une superposition d'actions investies selon diverses préoccupations ou significations. Ces actions se croisent, s'interpénètrent. Se réunissent parfois, ou bien encore peuvent devenir l'enjeu d'un conflit. Le lieu émerge donc de la continuité de l'espace en marquant une rupture qui le distingue.
Comment fixer rendez-vous sans avoir recours à l'identification d'un lieu ? Et que devient ce lieu si le rendez-vous qui s'y déroule procède d'une réunion d'individus volontaires pour l'animer à chaque fois d'un sens nouveau ?
Le site se place dans cet interstice de la nomenclature des espaces : il est une plate-forme reconnue par les divers acteurs qui vont l'investir pour y développer une identité particulière au moment présent et intentionnellement organisée. Une plate-forme d'accueil, mobile et labile,
qui se caractérise par sa capacité à rendre visible ce qui se diluait dans le flux global.
En même temps que sont reconnus les paramètres qui confèrent une existence en soi au site survient la question de l'énonciation : pour donner existence au site, il faut pouvoir le nommer. Donner un nom, c'est reconnaître la particularité d'un élément dans la concrétion du monde. Le nom distingue et il donne vie ; parce qu'il implique qu'on ait besoin de s'y référer, de l'inscrire dans une histoire. Dans la nomenclature des noms, le nom propre détient un statut spécial, fait d'absolu. Il marque une entité comme distincte et unique.
« Le signe absolu possède une signification avant tout spatiale et personnelle » (Walter Benjamin, Sur la peinture, ou : Signe et tache)
Le nom propre, celui qu'on donne à une personne, ne signifie rien d'autre que cet être humain participant à l'histoire de l'humanité, à cet instant là, à cet endroit là. Un signe inventé par les humains pour eux-mêmes, dans l'espoir de s'identifier chacun selon un dessein propre.
Qu'arrive-t-il alors à la personne lorsque son nom est perdu, refusé, in-ouï (non entendu, donc inconnu) ?
Un corps allongé sur une grille d'aération du métro, la masse des manifestants derrière diverses bannières, un individu exilé en terrain étranger. Pour que ces noms - noms communs, noms propres et signes des inconnus [X] - retrouvent une présence effective, une place distinguable dans l'agglomération du réel, il ne suffit pas de les énoncer. Il faut aussi leur donner une part de performativité : le nom gagnera la plénitude de son sens lorsqu'il sera conjugué aux mots de l'action. Les verbes. Par les verbes, l'ensemble des morceaux nommés du monde se rencontrent, s'affrontent et génèrent. La communauté humaine engendre son existence par l'exercice de sa parole. Le verbe est une machine à créer de l'énergie et de l'inférence.
En ouvrant un site à l'énonciation des noms (tous les noms, même ceux reniés ou inconnus) composant le monde, il est offert une chance à la parole de trouver une forme d'existence inédite, plus proche de la fraction décisive du sens de chacun à chaque instant.
Kim Lien Desault "lecture"
ER Paris J13 - 20/11/2008
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